La librairie Gangloff traverse les siècles, sans prendre la poussière
À la porte poussée, l’odeur des livres anciens enveloppe immédiatement le visiteur. Un imposant espace s’ouvre, intimidant par sa hauteur et la densité de ses étagères. Derrière le comptoir, un homme, lunettes sur le nez et sourire aux lèvres, lève les yeux : « Bonjour », lance-t-il.
Des livres, il y en a partout. Sur les étagères qui montent jusqu’au plafond, sur les tables, dans les vitrines où s’empilent les ouvrages anciens. Certains ont la reliure fatiguée, d’autres brillent encore d’un cuir patiné. Chacun semble murmurer une histoire différente, comme s’il suffisait de tendre l’oreille pour l’entendre. Autour, des cartes, des gravures et des documents d’un autre temps patientent, discrets témoins d’un savoir qui ne demande qu’à être feuilleté. Quand enfin, je demande au propriétaire comment il s’y retrouve, il répond avec calme : « Tous les livres que j’achète au départ sont rentrés, numérotés et référencés. C’est une obligation réglementaire, mais surtout, ça me permet de savoir exactement ce que j’ai. »
Du microscope aux manuscrits
Bertrand Schmitt, aujourd’hui maître des lieux, n’a pourtant pas commencé sa carrière dans le monde du livre. Avant de reprendre la librairie Gangloff, il menait une toute autre vie : docteur en physique, chercheur chez L’Oréal, il a passé plus de dix ans au Japon, entre Tokyo et Kyoto. Là-bas, il découvre un autre rapport au livre, celui des librairies de Jinbocho, le quartier mythique des bouquinistes et des ouvrages anciens. « Quand je suis revenu à Mulhouse, je cherchais un travail qui me permette de rester proche de ce que j’aime », confie-t-il.
Le hasard a pourtant joué sa part. Un jour, alors qu’il passait la porte de la boutique, le libraire d’alors, sans héritier, lui glisse simplement : « Tout est à vendre. » Une phrase anodine qui changera le cours de sa vie. « J’ai pris le temps de réfléchir, mais au fond, la décision était déjà prise », ajoute-t-il. Quelques mois plus tard, il se retrouve à la tête de cette institution mulhousienne, prêt à conjuguer rigueur scientifique et amour des lettres.
« Ce qui m’a motivé à reprendre la librairie, ce n’était pas l’idée d’une boutique moderne. Je me sentais bien plus attiré par les livres anciens, les ouvrages rares, un peu comme une quête permanente », souligne-t-il. « Ici, on ne gère pas seulement un stock, on recherche des trésors introuvables ailleurs : des récits, des cartes, des vues de Mulhouse. La ville a un passé bien différent de ce qu’elle est aujourd’hui, une richesse culturelle, sociale et matérielle incroyable. Quand on regarde, par exemple, les jardins ouvriers, on se rend compte que Mulhouse a été un modèle pour beaucoup d’autres villes. »
Une librairie centenaire au cœur de Mulhouse
« La librairie a été fondée à la fin du XIXᵉ siècle par Henri Gangloff, raconte Bertrand Schmitt. À l’époque, elle faisait aussi office de maison d’art et présentait des œuvres d’artistes locaux. » Le fondateur, également à l’origine de l’Hôtel du parc, avait transmis sa passion du livre à ses enfants. Deux de ses fils poursuivront l’aventure familiale : l’un à Strasbourg, l’autre à Mulhouse.
Au fil du temps, la librairie a changé plusieurs fois d’adresse dans la ville, avant de s’installer définitivement près de la gare, dans le bâtiment annulaire, symbole de la reconstruction d’après-guerre. « L’immeuble actuel date de 1951, explique-t-il. La librairie y a rouvert officiellement en 1957. » Bertrand Schmitt sort alors un carton d’invitation d’époque, jauni mais soigneusement conservé, témoin d’un autre temps.
Aujourd’hui encore, la librairie Gangloff reste fidèle à cette tradition d’exigence et de curiosité. « On traite des ouvrages allant du XVIᵉ au XXIᵉ siècle », précise le libraire. Dans sa voix perce une admiration sincère pour ses prédécesseurs : trois générations de Gangloff ont tenu ce lieu avant lui, tissant un lien indéfectible entre la mémoire mulhousienne et le monde du livre.
Le plaisir de la découverte
Pour Bertrand Schmitt, chaque livre est une aventure. « Ce qui m’a poussé à reprendre cette librairie, c’était le sujet. Ici, c’est une recherche permanente : des ouvrages que l’on ne trouve nulle part ailleurs, souvent sur Mulhouse et son histoire. » Il ouvre un atlas du XVIIIᵉ siècle, ses doigts glissant sur les cartes de l’Alsace et les tracés des campagnes de Turenne. « Un beau livre, dit-il, résiste au temps, par son esthétique autant que par sa fabrication. »
La quête du rare, du singulier, rythme son quotidien. « La plupart du temps, ce sont les gens qui nous appellent, raconte-t-il. La salle des ventes, c’est bien, mais tout le monde y a accès aujourd’hui. Pour trouver une pépite, il faut tomber sur une erreur, un oubli… C’est là que commence la vraie recherche. » Derrière cette rigueur, il y a aussi une part de hasard et d’histoires insolites : « Une fois, en montant sur une armoire chez un particulier, j’ai fait tomber une enveloppe. Plus tard, j’ai appris qu’elle contenait un tableau volé (…) et dans l’armoire, il y avait un cadavre ! » Il rit franchement avant d’ajouter, plus sérieux : « Oui, c’est un peu salé, mais c’est la réalité quand on s’aventure dans l’histoire des gens. » La librairie Gangloff regorge de ces récits, à la frontière du roman et de la mémoire.
Ses années passées au Japon ont également façonné son regard. À Jinbocho, le quartier tokyoïte des librairies anciennes, il découvre une autre philosophie du livre : la patience, le respect, le soin du détail. « Là-bas, les librairies sont des lieux d’échange entre passionnés. Ici à Mulhouse, c’est un peu pareil : on croise des étudiants, des collectionneurs, des curieux. Les jeunes redécouvrent l’Alsace à travers nos rayonnages. »
« La plupart des gens achètent, mais ne collectionnent pas », observe-t-il. « Moi, j’essaie de préserver l’histoire, de transmettre la beauté et le savoir des livres anciens. » Et quand il parle de sa routine, son visage s’éclaire : « Découvrir à chaque fois de nouveaux vieux livres, toucher le savoir de toute l’humanité. C’est ce qui me rend triste le samedi soir, quand je sais que je ne reviendrai pas avant mardi. »
Un lieu hors du temps
En l’écoutant parler, on comprend vite que pour lui, les livres ne sont jamais figés. Ils voyagent, relient des époques, des lieux, des vies. Son regard s’anime, comme s’il feuilletait mentalement une bibliothèque sans fin. Quand on lui demande s’il a un mantra, il sourit : « Laisse dire. » Deux mots simples, qui résument toute une manière d’être, celle d’un homme discret, passionné, qui préfère laisser parler les livres plutôt que de se mettre en avant.
En quittant la librairie Gangloff, l’odeur des pages nous accompagne encore. On ne repart pas seulement avec un volume sous le bras, mais avec un fragment d’histoire, un écho des siècles passés, et cette impression rare que le temps, ici, s’est arrêté. Quatre ans après son changement de propriétaire, la librairie Gangloff reste un refuge pour les curieux, les rêveurs, et tous ceux qui croient encore que tourner une page, c’est un peu voyager.
Par Océane Kasonia
L’essentiel
Qui dirige aujourd’hui la librairie Gangloff ?
Bertrand Schmitt, ancien chercheur en physique, devenu libraire après son retour du Japon.
Que peut-on y trouver ?
Des livres anciens, alsatiques, cartes, estampes, gravures et documents rares du XVIᵉ au XXIᵉ siècle.
Quelle est l’histoire du lieu ?
Fondée au XIXe siècle, la librairie a été créée par Henri Gangloff. Tenue par trois générations, elle est installée, depuis 1957, près de la gare dans le bâtiment annulaire.
Où se trouve la librairie Gangloff ?
13 avenue Auguste Wicky à Mulhouse. Ouverte du mardi au samedi de 10h à 12h et de 14h à 18h. 03 89 46 52 25 - https://www.instagram.com/librairie_gangloff/


